Raoul Dufy, le Mozart de la peinture - La Gazette Drouot

Raoul DUFY 1877-1953
Raoul DUFY 1877-1953
"Le dépicage bleu", 1948-1949

Lorsqu’en 1909, Raoul Dufy rejoint son ami le peintre Othon Friesz à Munich, il profite probablement de son séjour pour visiter Salzbourg et la maison de Mozart. La musique, son autre passion, fait depuis toujours partie de sa vie. Son père, Léon, est comptable mais surtout organiste, maître de chapelle de la paroisse Saint-Joseph du Havre et son frère Gaston écrit pour la flûte traversière. Comme souvent chez l’artiste, les voyages donnent naissance à des séries thématiques, des toiles, aquarelles et dessins qu’il reprendra tout au long de sa carrière. Le premier Hommage à Mozart apparaît en 1909 et tient une place importante dans son œuvre. Il initiera d’autres hommages, à Bach, à Debussy, mais aussi à la peinture classique ou moderne. Cet Hommage à Mozart peint en 1952, un an avant sa mort, renoue donc avec une œuvre de jeunesse et semble poursuivre les recherches initiées alors sur la «couleur-lumière».


Raoul Dufy Mozart

Raoul Dufy (1877-1953) - Hommage à Mozart, 1952

Huile sur toile signée en bas à droite, 81 x 65 cm.

Estimation : 100000/150000€


L’histoire d’une amitié

Le tableau, tout comme Le Dépicage bleu peint vers 1948, ont une histoire singulière et racontent une longue amitié. Ils font partie de la collection de Raymonde M., intendante des Dufy lorsqu’ils résidaient dans l’atelier du peintre, impasse de Guelma à Paris. Après le départ du couple pour Nice puis pour Perpignan en 1940, Émilienne Dufy et Raymonde M. «nourrissent une correspondance très fournie. L’un des fils de Mme M., Jean-Claude, deviendra même le filleul d’Émilienne», souligne Jean-Pierre Besch, commissaire-priseur de la maison de vente Besch Cannes Auction. À la mort de Dufy, Émilienne retourne à Nice et demande à Raymonde M. de la rejoindre. Elle trouve pour la convaincre, toujours selon Jean-Pierre Besch, un emploi pour son mari à la mairie de Nice. «Les tableaux présentés à la vente ont été donnés par Émilienne et témoignent de leur intimité», poursuit le commisaire-priseur. Les deux œuvres peintes autour des années 1950 sont pourtant radicalement différentes. L’Hommage à Mozart est issu de la période cubiste de Dufy dont il est difficile de comprendre l’œuvre sans prendre en compte la musicalité qui anime ses toiles. «Il faut imaginer un peintre chef d’orchestre, souligne Fanny Guillon-Laffaille, auteur avec son père Maurice Laffaille du catalogue raisonné du peintre (voir Gazette n° 14, page 160). Il était capable de peindre ses aquarelles avec un pinceau dans chaque main, composant parfois en moins de vingt minutes avant que le papier buvard, qu’il avait préalablement mouillé, ne sèche.» Pourtant elle nuance : «La période cubiste de Raoul Dufy n’est pas la période préférée des collectionneurs.»

Les amateurs ne reconnaissent peut-être pas dans ces lignes verticales et obliques, qui donnent un aspect un peu austère à la maison du musicien, ce qui fera le succès de Dufy : le foisonnement lyrique des couleurs et des formes. Dufy refusera d’ailleurs les dogmes trop rigides de Braque ou Picasso. Apollinaire, son ami, pour qui il illustre en 1910 Le Bestiaire de trente gravures sur bois, ne l’inclut d’ailleurs pas dans son essai Les Peintres cubistes, paru en 1913. On ne peut, néanmoins, qu’être sensible à cette «peinture tonale», telle que la décrit l’historienne de l’art Dora Perez-Tibi dans le catalogue de l’exposition consacrée à Dufy au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 2008. «Ses nombreux Hommage à Mozart, témoins de sa passion de mélomane, analyse-telle, s’organisent […] selon un rythme pictural cubiste où les rimes plastiques sont orchestrées par une palette sonore, attestent déjà de son souci de transférer à l’art visuel les sonorités mozartiennes.»


Raoull Dufy Le dépicage bleu

Raoul Dufy (1877-1953) - Le Dépicage bleu, 1948-1949

Huile sur toile signée

Estimation : 80000/100000€


Musicologue, Raoul Dufy est aussi, pour le critique Waldemar-George (1893-1970), un «chasseur d’images». Un reporter qui profite de ses promenades dans les campagnes françaises – du pays de Langres aux champs de blé de Provence –, pour peindre des scènes du quotidien paysan comme cette toile Le Dépicage bleu, réalisée vers 1948. Le thème, qui illustre les débuts de la mécanisation de l’agriculture dans la France rurale du début des années 1950, semble bien éloigné de ceux qui sont chers à l’artiste : la modernité des villes de Normandie ou de la Côte d’Azur, les régates, les courses de chevaux… Pourtant, comment ne pas reconnaître dans la richesse de la palette des bleus, des ocres et des verts, une symphonie dédiée à la fête et à la joie ?

Dufy a souffert pendant sa carrière, et souffre encore aujourd’hui, d’un malentendu, d’un antagonisme bien français. Celui-ci oppose art et artisanat, artistes et décorateurs. En 1911, Dufy rencontre le célèbre couturier Paul Poiret. Il crée alors une entreprise de décoration de tissus boulevard de Clichy à Paris et commence un travail sur les imprimés et les étoffes qui vont conquérir, grâce à Poiret, un large public. Sa démarche rappelle celle du fondateur de Arts & Crafts William Morris et plonge ses racines dans la tradition médiévale. Elle n’est pas non plus éloignée des idéaux des modernistes les plus radicaux, membres notamment du Bauhaus qui revendiquent, eux aussi, un art total. Raoul Dufy a poursuivi ses recherches picturales, notamment sur les fleurs, dans la fabrication de tissus et, en contrepartie, a enrichi ses tableaux de motifs ornementaux. Malheureusement, entre le peintre et les défenseurs intransigeants de la formule lapidaire d’Adolf Loos – l’«ornement est un crime» –, l’incompréhension s’est installée. De même, l’artiste n’a pas toujours été suivi par une clientèle plus «classique» qui lui était a priori plus favorable. L’écrivain André Salmon raconte, dans son essai L’Art vivant paru en 1920, cette scène où, dans un Salon, il vit «une luxueuse pintade vêtue par Dufy riant de toute son insolence devant une toile de Dufy». Les mots les plus émouvants sur l’œuvre de Raoul Dufy ont sans doute été écrits par Gertrude Stein, de retour en France après la victoire sur le nazisme : «On doit méditer sur le plaisir. Raoul Dufy est plaisir.» De quoi ridiculiser les propos d’un galeriste parisien, rapportés par Maurice Laffaille dans sa Chronique d’une galerie de tableaux sous l’occupation, qui, pensant critiquer l'artiste, pérorait : «Dufy, c’est un petit maître. C’est le Mozart de la peinture.»

PAR NICOLAS DENIS - LA GAZETTE DROUOT N° 16 DU 19 AVRIL 2024 pages 20 à 22

Dimanche 28 avril 2024. Cannes, Besch Cannes Auction OVV.

Les documents :

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